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Les Rencontres d'experts - Le private equity sort de la crise sanitaire renforcé
06/2021

Réunis dans un grand cabinet d'avocats parisien, les experts du capital-investissement réunis par le Magazine des Affaires nous ont livré deux heures de débats passionnants. Levée de fonds, valorisation, transformation, digitalisation, performance, ESG ou encore relation avec les dirigeants : tous les thèmes clefs de la profession y ont été abordés sans langue de bois. Et avec l'enthousiasme de ceux qui pensent que le meilleur est encore à venir.


MDA : L'année 2020 a connu un vrai boom en fin d'année, et 2021 semble prendre une direction similaire. Quel est l'état du marché à la fin du mois de mai ?

Mathieu Wallich-Petit, KPMG : Le marché s'est intensifié depuis la reprise de septembre, c'est un constat de l'ensemble des acteurs.Je remarque même une accélération, qui s'explique par la saisonnalité de nos métiers, avec une période de mars à juillet très active qui illustre l'activité débordante des fonds sur des actifs et des projets de cessions.


MDA : Est-ce un retour à la normale, ou atteint-on de nouveaux records ?

Mathieu Wallich-Petit : C'est un niveau qui n'a jamais été atteint, avec de très beaux deals comme celui de KKR qui a été annoncé dernièrement pour 5,5 milliards d'euros.

Erwan Colder, PwC : Je suis en ligne avec ce qui vient d'être dit. Cela fait 25 ans que je fais du TS et je ne crois pas avoir déjà connu une année comme celle-ci. On a un niveau d'activité record à tel point qu'on a dû mettre en place des process internes pour sélectionner les dossiers. Je pense que c'est lié à un retour d'activité après la contraction de l'année dernière qui touche tous les segments d'activité. C'est la différence : pendant la crise et à la sortie de la crise, il y avait quelques secteurs qui étaient sur le marché, mais maintenant j'ai l'impression que tout le monde y va, même sur des secteurs compliqués.

Alban Neveux, Advention : Il y a un effet rattrapage, oui, mais cela donne parfois des situations un peu ubuesques avec une déferlante de dossiers dans certains secteurs, avec leurs acteurs principaux qui en font tous au même moment. C'est le cas dans le secteur dentaire par exemple. Ça crée une situation d'engorgement.

Régis Lamarche, Meeschaert Capital Partners : Il s'agit d'une euphorie sur quelques secteurs, dont la santé et la tech, qui font rêver tous les investisseurs. Dans certains secteurs, de nombreuses opérations sont aussi portées par des effets d'aubaine, la concurrence sur chaque nouveau dossier étant alimentée par les candidats malheureux des deals précédents. C'est une vraie dynamique qui explique aussi en partie l'augmentation des offres préemptives.

David Robin, Andera Partners : Au-delà de l'effet rattrapage post 2020 et l'élargissement du marché avec l'arrivée de nouveaux compétiteurs sur certains segments, la tension actuelle sur notre écosystème est également dû à l'accroissement de l'intensité concurrentielle. Avant, quand on faisait un deal en quatre ou cinq mois, on pouvait lisser la charge de l'équipe entre différents dossiers à des stade de maturité différents. Actuellement, les process se font en quelques semaines, et cela demande de mettre beaucoup de tension sur les conseils et les équipes.

Mathieu Wallich-Petit :
C'est plutôt une bonne nouvelle.

Bertrand Thimonier, Adviso Partners : Mais la tension qu'il y a sur les équipes est aussi liée à la professionnalisation à outrance de notre environnement professionnel, qui vous sollicite de plus en plus en demandant des délais d'exécution de plus en plus courts. Je ne crois pas qu'il y ait encore de process qui aille jusqu'à son terme.

Erwan Colder : C'est intéressant parce qu'en effet il y a eu des deals qui se sont fait très rapidement, mais il y aussi des opérations qui ont pris beaucoup de temps ! J'ai travaillé sur le dossier Cémoi, par exemple, et cela a mis beaucoup de temps sans pour autant être massivement plus complexe qu'une autre opération. La différence se fait surtout dans la nature des opérations je pense, parce qu'il y a beaucoup de secondaire et de tertiaire sur le marché français et donc que les actifs sont déjà connus. Si les gens ont raté la vente la dernière fois, ils suivent probablement l'actif depuis des années et peuvent se positionner très vite. Après je suis d'accord, il y a un changement dans l'organisation des process. On a de plus en plus tendance à front loader la majorité des informations, à faire passer des VDD dès les premiers tours... Tout se fait en amont pour avoir les offres les plus fermes possibles dès le début ou bien pour susciter des acquisitions préemptives. Et donc j'imagine que c'est lié à une question d'arbitrage des investissements. Sur un autre point, je fais aussi le constat que la dynamique de LBO Large et Mid depuis un an s'est diffusée en un temps record sur le small cap et les deals primaires. C'est là je pense que le marché est vraiment bluffant.


MDA : Le segment est-il encore épargné au niveau des valorisations ?

Erwan Colder : Ce qui était vrai il y a encore un an et demi n'est plus d'actualité du fait de l'intensité concurrentielle.


MDA : 2020 était cependant une année atypique.

Bertrand Thimonier : Sur ce point Alban et moi nous sommes intéressés à la compréhension du marché régional en France. L'année dernière le marché du M&A a diminué globalement de -7% sur la période 2019-2021 alors qu'il avait progressé en taux de croissance annuel moyen de 15% sur la période 2015-2018. Sur la seule année 2020 où l'économie a encaissé le choc du confinement, le marché a baissé de -11,3%. C'est finalement un très bon chiffre compte tenu de l'énorme coup de froid qui avait tout stoppé entre mars et juin 2020.

Alban Neveux : Et le small cap a extrêmement bien tenu. En termes de nombre d'opérations, le segment était particulièrement résilient.

Erwan Colder : C'est un segment qui est moins dépendant des sources de financement, ce n'est donc pas surprenant qu'il ait mieux tenu au cours de la crise. De manière générale la profondeur de marché est là, il y a beaucoup de nouveaux entrants sur le marché avec la montée en grade des fonds d'investissements.

Bertrand Thimonier : On le voit bien dans nos métiers, puisque nous devons référencer toutes les sociétés en France, de les rencontrer et de les professionnaliser pour notre industrie. Sur le segment Smid qui nous intéresse, des régions ont tiré leur épingle du jeu en étant portées par les services informatiques et les secteurs de la santé : la Région Grand Est a fait +22%, la Région Ouest a fait +12% et la Région Sud-Ouest a fait +9%. Par ailleurs, les entreprises qui avaient des clients partout dans le monde ont été portées par la reprise de l'activité en Asie au moment où l'Europe était confinée. A l'inverse, les régions Îlede-France (-9%) et Sud-Est (-16%), qui représentent respectivement 1/3 et 1/6 du marché, ont connu la plus forte baisse des transactions.

Alban Neveux : Ce qui est assez compliqué en France puisque comparé au marché anglais, le marché français est très porté sur le secondaire. C'est un vrai problème qui pose un problème de renouvellement et qui n'est pas forcément le plus sain. Et je pense qu'aujourd'hui la montée du small cap est aussi une réponse à ce manque d'opérations primaires.


MDA : Mais le large cap change aussi. On voit par exemple une vingtaine de carve-out en cours au sein du CAC 40.

Mathieu Wallich-Petit : Ces opérations n'iront pas forcément vers du Private Equity. Les investissements se multiplient, y compris en bourse avec la montée en puissance des SPAC. Ce sont très clairement des concurrents des fonds sur ce genre d'opérations.

Erwan Colder : Je suis d'accord, mais après les conditions dans lesquelles ces véhicules opèrent font qu'il ne s'agit pas de concurrence frontale. C'est compliqué de participer à des enchères, par exemple. Au contraire, je vois même plus cela comme une option de sortie supplémentaire pour les fonds, et ce d'autant que la durée d'investissement d'un SPAC est assez limitée.

Boris Podevin, Qualium : C'est vrai qu'on n'a pas encore été confronté à eux dans des process, mais je pense que cela va arriver à un moment ou un autre. Mais ce sont des acteurs à surveiller. Personnellement une grosse partie de l'activité du marché vient pour moi de sujets de croissance externe, à tel point qu'on a eu des refus de contrat pour overstaffing avec certains prestataires, comme cela était évoqué un peu plus tôt. Le marché est très actif et il y a encore des initiatives très fortes de la part de certains acteurs qui n'hésitent à venir toquer à la porte pour faire l'acquisition d'actifs qui n'étaient pas prévus à la vente. Ca nous est arrivés sur la cession du groupe Safti à la suite de notre process sur IAD : comme Régis l'évoquait, il y a un appétit qui se crée chez les perdants d'un process pour faire une opération et c'est un vrai trait de caractère du marché qui crée du volume. Cela existait auparavant, bien sûr, mais aujourd'hui c'est beaucoup plus intense.

Régis Lamarche : C'est le signe que le marché se polarise vraiment. Il y a d'un côté des sociétés qui sont connues de toutes les équipes de PE, avec des valorisations élevées et en conséquence des tensions sur les rendements. De l'autre côté du spectre se trouvent des dossiers primaires, plus imparfaits, mais sur lesquels les perspectives de rendements sont supérieures. Une des évolutions actuelles du marché sur ces dossiers primaires est l'accélération des process. Alors qu'historiquement les équipes de PE disposaient de temps pour en faire l'analyse et se forger une conviction, les processus de cession se sont fortement accélérés, avec quatre semaines pour faire une offre indicative sur des sociétés, qui, dans la plupart des cas, ne sont pas suffisamment structurées pour fournir les éléments analytiques nécessaires. Dans ce contexte, les prises de décision d'investir sont plus compliquées et l'enjeu pour les équipes de PE est d'identifier les sociétés en amont des process afin d'avoir suffisamment de temps pour se forger une conviction solide.

Alban Neveux : Ce qui est frappant depuis un an, c'est que les corporates alimentent le marché parce qu'ils ont non seulement remis en cause leurs stratégies de développement mais aussi leur approche M&A en cession et en acquisition. Et donc il y a des revues de portefeuilles et on voit enfin un travail actif du portefeuille, que les groupes français faisaient moins que les groupes anglo-saxons. C'est quelque chose de plus sain pour le marché et qui devrait se matérialiser dans les prochains mois.

Erwan Colder : C'est un effet de report après 2020 : la majorité des groupes industriels ont terminé l'arbitrage de leur portefeuille mais n'ont pas encore forcément acté leur transformation à travers des build-ups et des cessions.

Boris Podevin : La crise a aussi provoqué un réveil chez des dirigeants qui sont en situation primaire et qui se sentent parfois un peu esseulés et qui constatent qu'aujourd'hui c'est le moment de se lancer pour peu que leur activité ait été résiliente. Cela permet de faire jouer plusieurs stratégies de consolidation de marché de notre côté. Et donc aujourd'hui je perçois une appétence plus forte pour le Private Equity chez les dirigeants, là où avant la décision prenait plus de temps. On a ainsi des build-ups en cours où nous ne pensons pas que le dirigeant serait venu nous voir avant la crise.

Bertrand Thimonier : C'est exactement ça. Chez nous on observe un nombre de leads en augmentation sur ce genre de thématiques depuis la fin du second confinement. D'un coup le Private Equity n'est plus vu comme un danger financier pour la structure mais une aide pour se déployer et motiver les entreprises.

Alban Neveux : Il est vrai que l'image du private equity a été sensiblement améliorée par la crise puisque dans l'ensemble les fonds ont plutôt bien réagi et sont venus soutenir leurs participations, et la presse s'en est fait écho, et donc les dirigeants ont pu voir ça chez leurs concurrents.

Régis Lamarche : Avec la crise, les dirigeants d'entreprises sont aussi confrontés à une accélération des prises de décisions, que ce soit pour réaliser un build-up, développer une nouvelle ligne de produits ou développer leurs entreprises à l'international. Il y a chez eux une réflexion pour accélérer les plans de développement, la digitalisation et l'internationalisation et de fait le Private Equity devient plus qu'un pourvoyeur de fonds par l'expertise et les réseaux qu'il peut amener dans ces domaines.

Mathieu Wallich-Petit : Ce qui m'interpelle c'est l'absence de prédictibilité de la situation actuelle : c'est que ce que nous vivons aujourd'hui était impossible à affirmer il y a 9 mois. On anticipait plutôt une vague de restructurations, et rétrospectivement nous pouvons expliquer pourquoi elle n'a pas encore eu lieu. mais il faut garder en tête le fait que nous sommes encore dans un monde où il est très difficile de faire des prédictions, mis à part dans quelques secteurs privilégiés. Il est difficile d'anticiper des tendances avec certitude, à l'exception de certains secteurs. Quels sont ceux qui conserveront une décote structurelle permanente, et à l'inverse est-ce que les secteurs résilients vont garder une surprime naturelle ? Les mois à venir seront à ce titre très intéressants.

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