Réunis dans un grand cabinet d'avocats parisien, les experts du capital-investissement réunis
par le Magazine des Affaires nous ont livré deux heures de débats passionnants. Levée de
fonds, valorisation, transformation, digitalisation, performance, ESG ou encore relation avec
les dirigeants : tous les thèmes clefs de la profession y ont été abordés sans langue de bois.
Et avec l'enthousiasme de ceux qui pensent que le meilleur est encore à venir.
MDA : L'année 2020 a connu un vrai
boom en fin d'année, et 2021 semble
prendre une direction similaire.
Quel est l'état du marché à la fin du
mois de mai ?
Mathieu Wallich-Petit, KPMG :
Le marché s'est intensifié depuis la
reprise de septembre, c'est un constat
de l'ensemble des acteurs.Je remarque
même une accélération, qui s'explique
par la saisonnalité de nos métiers, avec
une période de mars à juillet très active
qui illustre l'activité débordante des
fonds sur des actifs et des projets de
cessions.
MDA : Est-ce un retour à la normale,
ou atteint-on de nouveaux records ?
Mathieu Wallich-Petit : C'est un
niveau qui n'a jamais été atteint, avec
de très beaux deals comme celui de
KKR qui a été annoncé dernièrement
pour 5,5 milliards d'euros.
Erwan Colder, PwC : Je suis en ligne
avec ce qui vient d'être dit. Cela fait 25
ans que je fais du TS et je ne crois pas
avoir déjà connu une année comme
celle-ci. On a un niveau d'activité
record à tel point qu'on a dû mettre
en place des process internes pour
sélectionner les dossiers. Je pense que
c'est lié à un retour d'activité après la
contraction de l'année dernière qui
touche tous les segments d'activité.
C'est la différence : pendant la crise et
à la sortie de la crise, il y avait quelques
secteurs qui étaient sur le marché, mais
maintenant j'ai l'impression que tout
le monde y va, même sur des secteurs
compliqués.
Alban Neveux, Advention : Il y a un
effet rattrapage, oui, mais cela donne
parfois des situations un peu ubuesques
avec une déferlante de dossiers dans
certains secteurs, avec leurs acteurs
principaux qui en font tous au même
moment. C'est le cas dans le secteur
dentaire par exemple. Ça crée une
situation d'engorgement.
Régis Lamarche, Meeschaert Capital
Partners : Il s'agit d'une euphorie
sur quelques secteurs, dont la santé
et la tech, qui font rêver tous les
investisseurs. Dans certains secteurs,
de nombreuses opérations sont aussi
portées par des effets d'aubaine, la
concurrence sur chaque nouveau
dossier étant alimentée par les candidats
malheureux des deals précédents. C'est
une vraie dynamique qui explique
aussi en partie l'augmentation des
offres préemptives.
David Robin, Andera Partners : Au-delà de l'effet rattrapage post 2020
et l'élargissement du marché avec
l'arrivée de nouveaux compétiteurs sur
certains segments, la tension actuelle
sur notre écosystème est également
dû à l'accroissement de l'intensité
concurrentielle. Avant, quand on
faisait un deal en quatre ou cinq mois,
on pouvait lisser la charge de l'équipe
entre différents dossiers à des stade de
maturité différents. Actuellement, les
process se font en quelques semaines,
et cela demande de mettre beaucoup de
tension sur les conseils et les équipes.
Mathieu Wallich-Petit : C'est plutôt
une bonne nouvelle.
Bertrand Thimonier, Adviso
Partners : Mais la tension qu'il y
a sur les équipes est aussi liée à la
professionnalisation à outrance de
notre environnement professionnel,
qui vous sollicite de plus en plus en
demandant des délais d'exécution de
plus en plus courts. Je ne crois pas qu'il
y ait encore de process qui aille jusqu'à
son terme.
Erwan Colder : C'est intéressant
parce qu'en effet il y a eu des deals
qui se sont fait très rapidement, mais
il y aussi des opérations qui ont pris
beaucoup de temps ! J'ai travaillé sur
le dossier Cémoi, par exemple, et
cela a mis beaucoup de temps sans
pour autant être massivement plus
complexe qu'une autre opération.
La différence se fait surtout dans la
nature des opérations je pense, parce
qu'il y a beaucoup de secondaire et de
tertiaire sur le marché français et donc
que les actifs sont déjà connus. Si les
gens ont raté la vente la dernière fois,
ils suivent probablement l'actif depuis
des années et peuvent se positionner
très vite. Après je suis d'accord, il y a
un changement dans l'organisation
des process. On a de plus en plus
tendance à front loader la majorité
des informations, à faire passer des
VDD dès les premiers tours... Tout
se fait en amont pour avoir les offres
les plus fermes possibles dès le début
ou bien pour susciter des acquisitions
préemptives. Et donc j'imagine que
c'est lié à une question d'arbitrage des
investissements. Sur un autre point, je
fais aussi le constat que la dynamique
de LBO Large et Mid depuis un an
s'est diffusée en un temps record sur le
small cap et les deals primaires. C'est
là je pense que le marché est vraiment
bluffant.
MDA : Le segment est-il encore
épargné au niveau des valorisations ?
Erwan Colder : Ce qui était vrai
il y a encore un an et demi n'est
plus d'actualité du fait de l'intensité
concurrentielle.
MDA : 2020 était cependant une
année atypique.
Bertrand Thimonier : Sur ce point
Alban et moi nous sommes intéressés à
la compréhension du marché régional
en France. L'année dernière le marché
du M&A a diminué globalement
de -7% sur la période 2019-2021 alors qu'il avait progressé en taux de
croissance annuel moyen de 15% sur la
période 2015-2018. Sur la seule année
2020 où l'économie a encaissé le choc
du confinement, le marché a baissé de
-11,3%. C'est finalement un très bon
chiffre compte tenu de l'énorme coup
de froid qui avait tout stoppé entre
mars et juin 2020.
Alban Neveux : Et le small cap a
extrêmement bien tenu. En termes de
nombre d'opérations, le segment était
particulièrement résilient.
Erwan Colder : C'est un segment
qui est moins dépendant des sources
de financement, ce n'est donc pas
surprenant qu'il ait mieux tenu au
cours de la crise. De manière générale
la profondeur de marché est là, il y a
beaucoup de nouveaux entrants sur le
marché avec la montée en grade des
fonds d'investissements.
Bertrand Thimonier : On le voit
bien dans nos métiers, puisque
nous devons référencer toutes les
sociétés en France, de les rencontrer
et de les professionnaliser pour notre
industrie. Sur le segment Smid qui
nous intéresse, des régions ont tiré leur
épingle du jeu en étant portées par les
services informatiques et les secteurs
de la santé : la Région Grand Est a fait +22%, la Région Ouest a fait +12%
et la Région Sud-Ouest a fait +9%.
Par ailleurs, les entreprises qui avaient
des clients partout dans le monde ont
été portées par la reprise de l'activité
en Asie au moment où l'Europe était
confinée. A l'inverse, les régions Îlede-France (-9%) et Sud-Est (-16%),
qui représentent respectivement 1/3 et
1/6 du marché, ont connu la plus forte
baisse des transactions.
Alban Neveux : Ce qui est assez
compliqué en France puisque comparé
au marché anglais, le marché français
est très porté sur le secondaire. C'est un
vrai problème qui pose un problème
de renouvellement et qui n'est pas
forcément le plus sain. Et je pense
qu'aujourd'hui la montée du small
cap est aussi une réponse à ce manque
d'opérations primaires.
MDA : Mais le large cap change
aussi. On voit par exemple une
vingtaine de carve-out en cours au
sein du CAC 40.
Mathieu Wallich-Petit : Ces
opérations n'iront pas forcément vers
du Private Equity. Les investissements
se multiplient, y compris en bourse
avec la montée en puissance des SPAC.
Ce sont très clairement des concurrents
des fonds sur ce genre d'opérations.
Erwan Colder : Je suis d'accord, mais
après les conditions dans lesquelles
ces véhicules opèrent font qu'il ne
s'agit pas de concurrence frontale.
C'est compliqué de participer à des
enchères, par exemple. Au contraire,
je vois même plus cela comme une
option de sortie supplémentaire pour
les fonds, et ce d'autant que la durée
d'investissement d'un SPAC est assez
limitée.
Boris Podevin, Qualium : C'est vrai
qu'on n'a pas encore été confronté à eux
dans des process, mais je pense que cela
va arriver à un moment ou un autre.
Mais ce sont des acteurs à surveiller.
Personnellement une grosse partie de
l'activité du marché vient pour moi de
sujets de croissance externe, à tel point
qu'on a eu des refus de contrat pour
overstaffing avec certains prestataires,
comme cela était évoqué un peu plus
tôt. Le marché est très actif et il y a
encore des initiatives très fortes de la
part de certains acteurs qui n'hésitent
à venir toquer à la porte pour faire
l'acquisition d'actifs qui n'étaient pas
prévus à la vente. Ca nous est arrivés sur
la cession du groupe Safti à la suite de
notre process sur IAD : comme Régis
l'évoquait, il y a un appétit qui se crée
chez les perdants d'un process pour
faire une opération et c'est un vrai trait
de caractère du marché qui crée du
volume. Cela existait auparavant, bien
sûr, mais aujourd'hui c'est beaucoup
plus intense.
Régis Lamarche : C'est le signe que
le marché se polarise vraiment. Il y a
d'un côté des sociétés qui sont connues
de toutes les équipes de PE, avec des
valorisations élevées et en conséquence
des tensions sur les rendements. De
l'autre côté du spectre se trouvent des
dossiers primaires, plus imparfaits,
mais sur lesquels les perspectives de
rendements sont supérieures. Une des
évolutions actuelles du marché sur ces
dossiers primaires est l'accélération
des process. Alors qu'historiquement
les équipes de PE disposaient de
temps pour en faire l'analyse et se
forger une conviction, les processus
de cession se sont fortement accélérés,
avec quatre semaines pour faire une
offre indicative sur des sociétés, qui,
dans la plupart des cas, ne sont pas
suffisamment structurées pour fournir
les éléments analytiques nécessaires.
Dans ce contexte, les prises de décision
d'investir sont plus compliquées et
l'enjeu pour les équipes de PE est
d'identifier les sociétés en amont des
process afin d'avoir suffisamment de
temps pour se forger une conviction
solide.
Alban Neveux : Ce qui est frappant
depuis un an, c'est que les corporates
alimentent le marché parce qu'ils ont
non seulement remis en cause leurs
stratégies de développement mais aussi
leur approche M&A en cession et en
acquisition. Et donc il y a des revues de
portefeuilles et on voit enfin un travail
actif du portefeuille, que les groupes
français faisaient moins que les groupes
anglo-saxons. C'est quelque chose de
plus sain pour le marché et qui devrait
se matérialiser dans les prochains mois.
Erwan Colder : C'est un effet de report
après 2020 : la majorité des groupes
industriels ont terminé l'arbitrage de
leur portefeuille mais n'ont pas encore
forcément acté leur transformation à
travers des build-ups et des cessions.
Boris Podevin : La crise a aussi
provoqué un réveil chez des dirigeants
qui sont en situation primaire et qui
se sentent parfois un peu esseulés et
qui constatent qu'aujourd'hui c'est le
moment de se lancer pour peu que leur
activité ait été résiliente. Cela permet
de faire jouer plusieurs stratégies de
consolidation de marché de notre côté.
Et donc aujourd'hui je perçois une
appétence plus forte pour le Private
Equity chez les dirigeants, là où avant
la décision prenait plus de temps. On
a ainsi des build-ups en cours où nous
ne pensons pas que le dirigeant serait
venu nous voir avant la crise.
Bertrand Thimonier : C'est
exactement ça. Chez nous on observe
un nombre de leads en augmentation
sur ce genre de thématiques depuis la
fin du second confinement. D'un coup
le Private Equity n'est plus vu comme
un danger financier pour la structure
mais une aide pour se déployer et
motiver les entreprises.
Alban Neveux : Il est vrai que l'image
du private equity a été sensiblement
améliorée par la crise puisque dans
l'ensemble les fonds ont plutôt bien
réagi et sont venus soutenir leurs
participations, et la presse s'en est fait
écho, et donc les dirigeants ont pu voir
ça chez leurs concurrents.
Régis Lamarche : Avec la crise, les
dirigeants d'entreprises sont aussi
confrontés à une accélération des prises
de décisions, que ce soit pour réaliser
un build-up, développer une nouvelle
ligne de produits ou développer leurs
entreprises à l'international. Il y a
chez eux une réflexion pour accélérer
les plans de développement, la
digitalisation et l'internationalisation
et de fait le Private Equity devient
plus qu'un pourvoyeur de fonds par
l'expertise et les réseaux qu'il peut
amener dans ces domaines.
Mathieu Wallich-Petit : Ce qui
m'interpelle c'est l'absence de
prédictibilité de la situation actuelle :
c'est que ce que nous vivons aujourd'hui
était impossible à affirmer il y a 9 mois.
On anticipait plutôt une vague de
restructurations, et rétrospectivement
nous pouvons expliquer pourquoi
elle n'a pas encore eu lieu. mais il faut
garder en tête le fait que nous sommes
encore dans un monde où il est très
difficile de faire des prédictions, mis à
part dans quelques secteurs privilégiés.
Il est difficile d'anticiper des tendances
avec certitude, à l'exception de
certains secteurs. Quels sont ceux qui
conserveront une décote structurelle
permanente, et à l'inverse est-ce que
les secteurs résilients vont garder une
surprime naturelle ? Les mois à venir
seront à ce titre très intéressants.
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